Thème : Communes, Contes, légendes et chansonsCatégorie : HistoireCommune(s) : BARENTON-BUGNY, BARENTON-CEL, BARENTON-SUR-SERREAuteur : Abbé POQUET
LÉGENDES HISTORIQUES du département de l’Aisne.
Légende des maires de Barenton
par l’abbé POQUET
1879
(reprise intégrale du livret édité en 1879)
Légende des maires de Barenton
III. Abrégé de leur histoire
I – LES BARENTON.
A quelques kilomètres de la pittoresque cité de Laon, sur les bords d’un vaste marais que sillonne un petit cours d’eau qui, partant de Festieux, vient à travers les glages de Chambry et de Verneuil se jeter dans la Souche, existent trois villages, assez rapprochés l’un de l’autre, portant le nom de Barenton ; vieille et unique dénomination qui semble accuser une origine commune bien qu’on ait cru devoir les distinguer par un suffixe emprunté à des circonstances toutes locales. Ainsi le premier de ces villages s’appelle Barenton-Bugny ou Buigny, qui signifie pré ou pâturage ; le second s’appelle Barenton-Cel ou petit Barenton, et dans le langage vulgaire Barenton-Secq et Barenton-Scel. On pourrait aussi bien le faire dériver de cella, chapelle. Le troisième s’appelle Barenton-sur-Serre, à cause de sa position au confluent de cette rivière dont on a détourné le cours au siècle dernier. En sorte que plusieurs communes autrefois riveraines de la Serre en sont aujourd’hui assez éloignées pour n’avoir plus de raison de conserverofficiellement leur ancienne désignation. Mais, heureusement pour l’histoire, les choses changent et les mots restent. Ce sont souvent les seuls témoins du passé, des jalons précieux pour l’avenir.
II – ORIGINE ET ANTIQUITÉ DE CES TROIS VILLAGES.
L’origine comme l’étymologie générique de ces trois villages parait identique et fort ancienne. En effet le vieux mot de Barranetum qui, d’après Ducange, est synonyme de locus cavus etd’iter tortuosum et impeditum, peut s’appliquer parfaitement aux Barenton, dont il représente assez exactement la configuration physique et géologique. D’un autre côté, à ne consulter que leur position géographique près de ces tourbières impraticables, on est facilement amené à voir dans cette disposition du sol comme l’existence d’un barrage naturel, une barrière défensive derrière laquelle ont dû s’abriter les peuplades gauloises dans les temps reculés de notre histoire. C’est du moins l’idée qui se présente à l’esprit quand on jette les yeux sur cette longue bande de terrain fangeux, s’étendant à plusieurs milles du sud au nord où elle se soudait à la Serre qui emportait dans son courant la surabondance des eaux qui en couvraient alors la superficie. Puis, si on examine les hauts reliefs qui se rattachent à la montagne de Saint-Aubin de Chalandry comme d’importants contreforts, on n’est pas éloigné de reconnaître dans ce mamelon isolé unposte avancé, une de ces stations stratégiques destinées à protéger les limites d’une tribu ou les frontières d’un peuple. Nous avons à peine besoin d’ajouter que les nombreuses trouvailles faites à diverses époques, autour de ce monticule, semblent autoriser et même justifier ces conjectures très probables d’ailleurs.
On sait du reste (et on en trouve partout des preuves dans nos contrées), tout ce que les Romains, héritiers directs des campements gaulois et de leurs places fortes, ont entrepris de travaux défensifs aux IVe et Ve siècles, pour arrêter les invasions des barbares, venant comme toujours des forêts de la Germanie. Et, chose curieuse et digne de remarque par son étrange rapprochement, nous avons recours aujourd’hui, pour assurer notre tranquillité territoriale et sauvegarder notre indépendance nationale, aux mêmes mesures militaires que les conquérants de notre vieille Gaule belgique employaient il y a quatorze siècles pour en conserver la possession. Nos moyens de défense générale sont restés les mêmes. L’application seule des nouveaux engins de guerre que la science moderne a mis à notre disposition en fait toute la différence. A part cela, nous agissons comme eux, bâtissant des forts, armés de casemates, de canons à longue portée ; là où ils plaçaient des camps retranchés, environnés de hautes redoutes et défendus par de puissantes machines qu’on appelait, comme de nos jours, Tormenta Belli. Ce sont bien là, en effet, les tourments et les fléaux de l’humanité ! Toujours est-il que les chaînes de nos montagnes et leurs croupes détachées sont encore destinées à jouer le même rôle. Et il nenous étonnerait pas de voir bientôt la montagne de Chalandry, dont nous parlons, reprendre son ancien rang dans cette zone stratégique qu’on est en train d’établir sur notre frontière septentrionale. Sur la ligne de Laon à Hirson sa place est toute marquée. Tant il est vrai que l’histoire, tout en se montrant sous des aspects nouveaux, n’en retourne pas moins à ses anciennes formes qu’elle se contente de modifier ! En serait-il donc d’elle comme de la terre qui roule sur elle-même pour revenir à son point de départ ?
In se, sua per vestigia, volvitur annus (Virgile).
III – ABRÉGÉ DE LEUR HISTOIRE.
1° Malgré l’antiquité apparente de ces villages on ne connaît cependant aucun fait intéressant leur existence réelle que bien avant dans le Moyen-Age. L’histoire des temps primitifs nous a laissé tant de lacunes et de regrets qu’il est bien difficile de suppléer à son silence et aux pertes qu’elle a dû faire, au milieu des ruines du vieux monde, et des agitations continuelles qui en ont été la suite! Cependant Barenton-Bugny, le premier de ces villages, est aujourd’hui une commune assez forte et dont la population a doublé depuis 80 ans. C’est un pays de grande culture comme ses voisins, quoiqu’entouré de vastes marais qui l’enveloppent presque de toutes parts et sur lesquels il est comme assis. Avant le XIIe siècle, il appartenait déjà au Chapitre de Laon, un des plus illustres de France ; puisque nous voyons Robert, seigneur de Montaigu, condamné à lui abandonner la riche propriété de Montigny-le-Franc, comme indemnité des dégâts qu’il avait commis sur les terres de Barenton-Bugny. Pour éviter le retour de semblables incursions, le chapitre s’était vu obligé d’établir, au centre de ce village, une forte Maison, environnée de larges fossés et qu’on appelait la Grand’cour.
2° Barenton-Cel n’a jamais été qu’un tout petit village, malgré l’étendue de son territoire qui comprend dans son enclave la Bretagne, la Vallée grésille et le dessous des montagnes de Chalandry. Mais il a une certaine notoriété historique dont il est redevable au château-fort qu’on avait construit en ce lieu, et dont on apercevait encore, il y a quelques années, au nord de cette commune et faisant face au marais, d’importants vestiges. Son enceinte quoiqu’on grande partie démantelée y apparaissait flanquée de tours en ruines et environnée de larges et profondes tranchées qui formaient ceintures au sud et à l’ouest. Il est bien à craindre qu’il n’en reste plus rien aujourd’hui ; surtout au train dont allaient les choses en ce temps-là. Car à ses remparts déjà nivelés et fort endommagés par un long abandon, à ces tours qui s’écroulaient en silence depuis des siècles, il n’était guère possible de promettre une longue vie ni de s’opposer au vandalisme des hommes qui s’efforçaient d’en arracher les derniers débris, éventrant les murs encore debout pratiquant chaque jour de nouvelles brèches pour en ôter les revêtements qu’on trouvait la tout taillés et propres à être employés, soit comme soubassement dans de nouvelles constructions, soit comme confection ou repiquage de pavés ; car ces matériaux, étant en beaux grès et bien parmentés, on pouvait s’en servir à toute espèce d’usage. C’est ainsi que cette antique forteresse, qu’on désignait sous le nom de Fort du Hannot, s’est vue dans ces derniers temps livrée comme une carrière ouverte à l’exploitation publique.
Bien qu’on ignore l’époque de sa première construction et le nom de son fondateur, on la croyait d’origine royale ; en ce que la terre de Barenton-Cel était une ancienne dépendance de la châtellenie de Laon à laquelle elle est restée longtemps attachée et qu’elle relevait de la Couronne dont elle faisait partie. On ne sait pas bien positivement quand et comment ce domaine est passé entre les mains des évêques de Laon et de leur Chapitre ; car si on s’en rapporte au Chartrier de l’Eglise Cathédrale et à celui de l’Evêché, cette substitution aurait eu lieu en 1297, et elle résulterait d’une vente faite par Gaucher II, d’autres disent Gaucher IV, seigneur de Châtillon-sur-Marne et de Crécy-en-Brie, connétable de Champagne, qui l’aurait cédé avec la châtellenie de Laon à Robert de Thorotte, évêque de cette ville, mort en cours de visite pastorale à Montaigu.
D’autres, sans chercher à expliquer cette transmission féodale, se contentent de dire que ce château à demi-ruiné, dès le milieu du XIIIe siècle, appartenait déjà aux évêques de Laon, puisque Garnier, lors de sa promotion à l’épiscopat en 1240, avait manifesté le projet de le faire rebâtir ; mais qu’il renonça peu de temps après à ce dessein.
L’époque à laquelle la cession en fut faite au Chapitre n’est guère plus certaine bien qu’on assure que, dès le commencement du XIVe siècle, il en était devenu propriétaire, puisqu’il contraignit en 1324 les héritiers de Raoul Rousselet, évêque de Laon, à faire réparer le château que ce prélat avait laisse tomber en ruines Malgré cette assertion qu’un autre document vient démentir, ce ne fut qu’en 1364 que Geoffroy-le-Meinge, aussi évêque de Laon, échangea avec son Chapitre les châteaux, terre et seigneurie de Barenton-Cel contre la Moyenne et Basse Justice de Mons-en-Laonnois, Merlieu, Nouvion-le-Vineux et quelques autres droits à Faucoucourt, Chevregny et Urcel. Le roi Charles V et le pape Urbain V approuvèrent cet échange en 1368.
Quoiqu’il en soit de ces incertitudes le Chapitre de Laon n’en fut pas moins en possession du domaine de Barenton-Cel qu’il conserva jusqu’à la Révolution. Si le fait de la revendication dont il est parlé plus haut était avéré, il prouverait que le Chapitre était antérieurement propriétaire de cet immeuble ; mais qu’il avait pu le laisser entre les mains des évêques de Laon, comme gardien de leurs droits et même de la contrée à cause du fort du Hannot qui pouvait entrer dans un système de défense pour le pays, avec Aulnoy, Cerny, et une foule d’autres châteaux des environs.
3° Quant au troisième de ces villages, Barenton-sur-Serre ; il était situé comme son nom l’indique, à l’extrémité du marais et au confluant de la Serre qui y passait autrefois, comme nous l’avons dit. On avait aussi élevé à ce point de jonction, près du pont de la Tournelle, un fort pour défendre le passage de la rivière de Chambry. Et ce n’était probablement pas le seul empêchement mis sur ce cours d’eau; puisqu’on donne à un pont établi en amont, à l’extrémité sud de ce village, le nom de Pont à levé.
On peut encore admettre qu’il existait aussi autrefois une autre construction féodale sur une petite éminence qu’on aperçoit au nord-ouest de ce village, et sur laquelle est bâtie une maison d’assez médiocre apparence ; mais dans une position riante et très en vue. Ces diverses fortifications ont disparu avec le temps, nous ne savons à quelle époque. Le château des Tournelles avait seul laissé des vestiges de son emplacement, aujourd’hui occupé par des jardins et des petits bois qui longent le marais. Ils consistaient en des soubassements énormes qu’on est parvenu à désagréger, à l’aide du temps et des coups de pioches, qui ont fini par en avoir raison et les mettre en pièces. .Peut-être le mamelon d’ouest n’est-il formé en partie que des débris d’un autre petit château ou sorte de forte Maison, comme on les appelait alors. Barenton avait du reste des titres suffisants pour justifier la création de ces divers établissements; car, outre sa qualité de vicomté et son inféodation immémoriale au Chapitre de Laon, il avait aussi une maladrerie dont les biens ont été réunis à l’Hôtel-dieu de Laon par lettres patentes du 10 juin 1695.
Ce village dut sans doute à sa position et à son importance les vexations et les pillages sans nombre dont il fut si souvent la victime à toutes les époques, et surtout dans la guerre des Anglais, des Bourguignons et des Espagnols. La Fronde lui fut aussi des plus funestes comme à toutes les communes placées sur la Serre. Enfin les désastres de 1814 et 1815 et notamment la bataille de Laon, lui ont fait éprouver des pertes considérables.
IV – LÉGENDE DES MAIRES DE BARENTON.
Maintenant que nous avons esquissé à grands traits la physionomie historique de nos trois villages, il nous reste à raconter la légende à laquelle ils ont donné naissance et qui leur est attribuée comme un héritage de famille ; légende aussi curieuse que populaire comme on va en juger. Mais avant d’entrer en matière, nous réclamons en grâce qu’on veuille bien nous permettre de la rapporter telle que nous l’avons recueillie, comme un souvenir d’enfance. Qu’on traite notre récit de bluette ou de fable, peu nous importe ! Il n’en cache pas moins, sous une forme naïve et légendaire, un fait grave, un événement solennel sur lequel nos historiens locaux sont loin d’être d’accord et qui demande encore aujourd’hui à la critique contemporaine une solution satisfaisante.
C’est ce que nous essayerons de faire en racontant d’abord la légende dans toute sa simplicité ; en cherchant ensuite dans une induction logique du fait auquel elle fait allusion, le fondement sur lequel elle doit reposer. Et sans avoir la sotte prétention de nous croire plus habile que nos honorables devanciers, nous proposerons une nouvelle explication de ce problème historique. Libre à nos lecteurs de choisir, parmi les diverses interprétations auxquelles il a donné lieu, celle qui leur paraîtra la plus acceptable.
Ceci convenu, nous allons donner notre narration telle que nous l’avons entendue de la bouche d’un de ces agréables conteurs qui nous disait avoir habité Laon dans sa jeunesse et qui nous assurait de plus que cette relation ou jugement était affichée anciennement au portail de la cathédrale, dans un encadrement grillagé qui en défendait le texte. Or voici ce que contenait, d’après lui, ce factum, si tant est qu’il ait jamais existé, et qu’il ne soit pas le fruit d’une imagination abusée.
Un jour donc que le receveur ou trésorier du Chapitre de Laon auquel appartenaient les Barenton, s’était rendu dans ces localités pour y percevoir les impôts dus à sa communauté, il s’était vu fort bien accueilli par les Mayeurs, chargés de représenter les intérêts des habitants. Chaque maire , non content d’accompagner le collecteur de village à village, avait voulu, après un gai repas pris ensemble, lui faire la conduite, lors de son retour, en l’aidant à porter sa lourde sacoche jusqu’au delà des fermes de Puisieux. Là on s’était séparé après un mutuel échange de politesse et de nombreuses protestations d’amitié.
Mais, aussitôt le départ des Maires, l’envoyé du Chapitre, au lieu de prendre la direction de Laon dont il apercevait la montagne devant lui, s’était dérobé à gauche, dans les petits bois d’Estrées([1]) et de la forêt de Samoussy qui en est voisine ; puis il avait gagné la frontière du Rhin et l’Allemagne, sans avoir mis personne dans sa confidence; en sorte qu’on fut longtemps sans aucune nouvelle et sans aucun renseignement sur le compte du fugitif.
Le Chapitre, inquiet de cette soudaine et inexplicable disparition d’un de ses membres, fit faire d’inutiles recherches dans les environs. Mais apprenant au cours de ses informations que les Maires des Barenton avaient accompagné leur trésorier assez loin et jusqu’à l’entrée des bois, il crut à un guet-apens, et peut-être à un assassinat. Bientôt la rumeur publique, toujours si prompte à juger, vint confirmer ces odieux soupçons ; au point que la justice du chapitre se vit obligée de rendre les Maires des Barenton responsables de cet événement et de sévir contre eux. Cités en plein tribunal, les trois Maires furent déclarés coupables et condamnés à être pendus.
Cependant les femmes de ces Maires, d’autres disent leurs Mères, sûres de la conduite de leurs maris, viennent protester de leur innocence ; mais elles ne sont pas écoutées. Alors, sous l’inspiration d’une foi ardente et comptant que le Ciel approuverait leur sainte témérité, elles auraient saisi des clous qui se trouvaient là sous leurs mains et elles se seraient écriées en voyant devant elles un grès placé dans la cour du Chapitre et devant lequel on rendait probablement la justice : ([2]) « C’est aussi vrai que nos maris sont innocents comme ces » clous vont pénétrer dans ce grès ici présent. » Et, en disant ces mots, elles enfonçaient leurs clous dans cette pierre siliceuse aussi facilement que dans une terre molle,
Ce prodige ne put toutefois sauver les malheureux Maires qui furent exécutés et dont on reconnut plus tard l’innocence. Car on apprit enfin, d’une manière certaine, par le fugitif lui-même, l’histoire de sa fuite. Mais ce tardif aveu n’avait pu être utile aux infortunés Mayeurs qui avaient payé de leur vie la coupable émigration de ce mandataire infidèle.
On dit que, pour réparer dans la mesure du possible cette erreur judiciaire, un service funèbre fut imposé à perpétuité au clergé laonnois et que tous les curés devaient dire le 4 août de chaque année une messe des trespassés en mémoire des Maires des Barenton. Notre conteur ajoutait même, d’après une vieille tradition, qu’à cet office les prêtres devaient porter la corde au cou, en signe de pénitence et de regret, pour un jugement rendu d’une façon si sommaire et si précipitée.
II parait que le grès témoin de ce miracle avait été religieusement conservé dans le cloître des chanoines ; puis incrusté du moins en partie dans le mur à gauche de la nef de la cathédrale où il est encore connu sous le nom de Pierre à cleus. Quelques auteurs prétendent que ce grès avait été brisé en 93 et que celui qui est aujourd’hui placé dans la cathédrale n’en est qu’un fac-similéou mémento. Mais rien ne vient prouver ces assertions, qui n’ont pas plus d’autorité que les explications saugrenues qu’on s’est plu à donner sur la physionomie de ce grès et sa nature impressionnable ([3]).
V – NOUVELLE EXPLICATION DE CETTE LÉGENDE.
Quoiqu’il en soit de ce récit légendaire qui soulève des doutes sérieux, il n’en est pas moins vrai qu’il doit faire allusion à quelque trait de notre histoire locale qu’on doit retrouver. Car la légende si élastique et si voilée qu’on la suppose sous des habits d’emprunt, n’en cache pas moins un fonds de vérité sur lequel elle s’appuye. C’est pour arriver à ce résultat et dégager le fait principal de ses accessoires purement légendaires que nous avons compulsé les auteurs qui ont écrit sur le Laonnois pour savoir ce qu’ils avaient dit et pensé sur ce sujet.
A notre grande surprise, nous avons trouvé que tous nos vieux chroniqueurs et surtout Guibert de Nogent et le moine Herman se taisaient sur cet événement qui devait pourtant leur être antérieur. Quant aux écrivains modernes, tout en traitant cette narration de fable, ils n’en parlent que pour se montrer très indécis et très partagés sur l’explication qu’elle provoque. Car les uns, comme Dom Lelong, dans son Histoire du Diocèse de Laon, Melleville, dans son Histoire de cette Cité, appliquent cette légende à un vol considérable qui aurait été commis dans le trésor de la cathédrale en 1161 par un nommé Anselme, lequel aurait eu des complices dans les Mayeurs des Barenton. Les autres, au contraire, comme Devisme dans son Histoire de Laon et son Manuel historique du département de l’Aisne, qui émet un sentiment auquel s’est rattaché depuis le même M. Melleville, dans son Dictionnaire historique, reculent cet événement jusqu’au règne de Philippe IV, de 1335 à 1338 et l’attribuent aux impôts onéreux dont à cette époque le Chapitre aurait frappé les Barenton. Ces taxes destinées à venir en aide aux besoins du royaume n’en auraient pas moins occasionné une révolte à main armée des habitants de ces villages ; et neuf hommes, comme chefs de sédition, furent condamnés à être pendus et six femmes flétries sur la joue, sans aucune forme de procès.
Mais, n’en déplaise à ces historiens, ni le fait du vol d’Anselme, ni la sédition de 1338 ne sont de nature à donner une explication satisfaisante de cette légende qui doit avoir une toute autre origine.
Le vol d’ailleurs fait à la cathédrale de Laon n’était qu’un crime particulier et assez ordinaire dans lequel ne sont impliqués qu’Anselme, comme principal coupable, et deux complices inconnus, condamnés à être pendus au bas de la cuve de Saint-Vincent avec leur chef; mais sans qu’il soit nullement question des maires de Barenton qui devaient être pourtant des personnages assez considérables et qu’assurément on n’aurait pas manqué de nommer.
On peut en dire autant de la sédition de 1338 où il s’agissait bien de 25 villages dont le chapitre était seigneur et qui, vexés en effet par les taxes onéreuses qu’on leur avait imposées, avaient levé l’étendard de la révolte. Mais il est à remarquer que dans l’arrêt qui condamne les neuf chefs à mort, et dont les noms et les demeures sont énoncés dans les lettres de 1338, aucun d’eux n’était des villages de Barenton.
En présence de ces motifs généraux et de ce silence capital qui semble mettre les Barenton en dehors de cause, c’est donc à une autre interprétation qu’il faut avoir recours, et voici celle que nous proposons comme la plus probable.
Il importe de constater d’abord qu’à cette légende des Maires de Barenton s’est toujours rattaché un service religieux dont l’institution remontait au XIIe siècle, c’est-à-dire à l’année 1160, d’après le Bréviaire de Laon, mais qui devait avoir une origine plus ancienne,([4]) et accuser un événement autrement considérable que ceux dont nous venons de parler. Ce n’est donc ni le larcin reconnu et puni en 1163, ni les contributions arbitraires de 1338 ou 1360, selon d’autres compilateurs, qui ont donné lieu à cotte légende ; mais bien, croyons-nous, la fameuse insurrection de la commune de Laon, et les malheurs qui en furent la suite. Les grands désordres qu’elle occasionna, suivis de meurtres et de ruines irréparables, ont dû laisser dans la mémoire des peuples un souvenir lamentable que le temps n’a pu effacer de sitôt. L’incendie avait fait trop de ravages, et trop de sang avait coulé dans cette infortunée Cité laonnoise pour qu’on pût l’oublier facilement. Mais tout en conservant la douloureuse mémoire des faits barbares qui ensanglantèrent alors jusqu’au sanctuaire, on a dû chercher bien vite à en atténuer les effets regrettables dans un acte de solennelle réparation ; par conséquent dans l’établissement d’un service funèbre célébré à perpétuité pour les victimes de ces discordes civiles.
Cependant il a pu arriver aussi dans ces tristes circonstances que les villages des Barentons, dépendant du Chapitre, ou du moins leurs Mayeurs, poussés par un désir exagéré d’affranchissement, aient trempé plus qu’aucune autre population voisine dans les excès de ce redoutable mouvement communal, et qu’ils en soient demeurés, aux yeux de l’histoire, comme la personnification responsable. Et ce qui n’est ici qu’une supposition gratuite de notre part ne pourrait-il pas être considéré, jusqu’à un certain point, comme une réalité ? N’avons-nous pas vu dans maintes éventualités arrivées de nos jours, des peuples surexcités par des passions politiques qui ne connaissaient plus de frein, se livrer avec fureur à tous leurs instincts révolutionnaires, s’attaquer sans respect comme sans ménagement aux choses les plus sacrées.
Une vieille tradition, qu’il est permis d’invoquer dans le cas présent, semblerait donner quelque poids à cette opinion. C’est le nom de Boyaux Rouges donné de temps immémorial à l’un de ces villages ([5]). Ce sobriquet, devenu populaire, s’il venait à avoir une signification sérieuse, ne pourrait-il pas refléter le rôle lointain qu’ont joué les anciens habitants de ces villages aujourd’hui si calmes et si paisibles,dans les guerres des Communes au XIIe siècle ? Voilà ce nous semble, comment la mort tragique des Maires de Barenton nous paraîtrait avoir un fondement historique dans nos Annales laonnoises.
Quant au service funèbre du 4 août, il a pu être établi régulièrement, comme nous l’avons dit, en 1160, c’est-à-dire 49 ans après la révolte communale de Laon, en mémoire des chanoines défunts de la Cathédrale, et aussi, sans doute,en faveur de toutes les victimes de cette épouvantable lutte qui, en inaugurant, d’une manière si tragique, les nouvelles institutions, n’a laissé après elle que le deuil et le lugubre souvenir d’une des plus violentes commotions qui aient agité la France féodale.
Article : Nadine Gilbert
[1] Ce mot d’Estrées vient sans aucun doute de Strata, chaussée, parce que ces petits bois qui sont situés au sud des fermes de Puisieux longent la vieille voie romaine qui, partant de Reims pour aller à Saint-Quentin, passe à que
[2] Ce fut souvent devant de grosses pierres en effet et des grès qu’on rendait autrefois justice. De là ces expressions si fréquentes, adLapidem, inter Leones. Témoin la pierre d’Ostel et une foule d’autres.
[3] Il est à remarquer, en effet, que la plupart des historiens modernes qui ont eu à parler sur le sujet ont affecté de ne voir dans les deux empreintes grossières de la paume de la main qu’on remarque sur ce grès qu’un simple jeu de la nature et dans ‘enfoncement des clous dont ils ne niaient pas la vérité, qu’une chose naturelle. « Ces grès mamelonnés et tuberculeux offrent parois des formes très bizarres, dit l’un d’eux. Et les clous de la pierre de Laon, s’ils ont pu facilement être enfoncés dans les intervalles des mamelons de la pierre restés vides. » A ce prix, plus de merveilleux. Adieu poésie et légende. Le naturalisme incrédule et voilà tout.
[4] Voir Devisme, hist. T. 1. p. 385
[5] Nous connaissons un bon curé qui, tenant sans doute à décharger ses paroissiens de ce surnom malsonnant, prétend que la qualification de Boyaux rouges, donnée aux habitants, vient de ce qu’on avait peint jadis en rouge les colonnettes de leur église, ce qui les faisait ressembler à des boyaux rouges.
Si non vero e bene trovato.
On dit aussi qu’il y avait anciennement au centre de ce village une ferme appelée Maison-rouge et de plus un gibet peint aussi en rouge, dressé sur la place publique. Nous n’avons pu vérifier ces traditions qui nous paraissent erronées et quelque peu fantaisistes.