Thème : PatrimoineCommune(s) : BOIS-LÈS-PARGNYAuteur : Alfred MIGRENNE
Conte de Bois-les-pargny
D’Alfred MIGRENNE
Le verziau de Gargantua
(extraits)
En de temps-là, les villages étaient dépeuplés à la suite des levées d’hommes que les seigneurs avaient faites pour répondre aux besoins de leurs suzerains en guerre avec le roi.
La communauté de Bois-les-Pargny n’eût pas dénombré quinze sujets valides sur quatre-vingts qu’elle comptait ordinairement.
Le fermier Monte-en-bas avait obtenu de rester avec ses chevaux, mais il lui en coûterait cinquante gerbes de froment, livrables dans les greniers du seigneur le jour de l’Assomption, au lever du soleil.
Seulement, la moisson venue, il ne trouva personne pour faucher les blés.Il se serait bien mis à l’œuvre, mais ce n’étaient pas deux bras qu’il fallait, c’étaient trente, au moins, car les champs s’allongeaient dans la campagne, bien loin. Il pensa occuper les femmes, mais elles ne pouvaient y aller que de la faucille, et il estimait que le travail ne serait terminé qu’au mois de décembre seulement. Or, il serait malvenu de couper ses blés en hiver.
Il consulta sa moitié.
– Hé ! Philogone, qu’en penses-tu ?
Philogone ne manquait pas de bon sens. Elle répondit :
– Je crains que tu en sois pour tes cinquante gerbes et que tu n’y gagnes rien.
– Alors ?
– Il faudrait trouver un joint.
– Trouve.
– Ça, c’est ton affaire. On est homme ou on ne l’est pas. Moi, j’en ai assez de ma
volaille et de mes filles.
Monte-en-bas devint silencieux. Au fond il souffrait, car il prévoyait la ruine et la déconsidération.
Néanmoins Philogone cherchait. Un instant après elle hasarda la proposition suivante :
– Gargantua est un moissonneur qui n’a pas son pareil sous le soleil ; en quatre coups de faux il a abattu son jalois. Il est en ce moment dans la forêt du Nouvion, à la Croix des Veneurs. Il s’essaie à faire des sabots, avec les sabotiers de Saint-Gobain. Si tu l’allais relancer ?
Monte-en-bas trouva l’idée excellente.
– Y-a-t-il loin d’ici à la Croix des Veneurs ? demanda-t-il
– Il faut compter dix lieues.
– Bien ! demain j’y serai.
Le lendemain, en effet, notre homme était à la Croix des Veneurs.
Gargantua occupait une maisonnette que les arbres de la forêt protégeaient contre les coups de vent.
Monte-en-bas entra. Il craignait de voir le toit lui tomber sur la tête, et il avait ouï raconter de si drôles d’histoires sur le compte de gargantua qu’il n’était qu’à moitié rassuré.
Le maître de céans faisait sa sieste..
( …)
En voyant Monte-en-bas, il se leva et lui demanda ce qu’il voulait sur un ton peu engageant.
– Je viens au sujet d’un travail à vous confier, dit le fermier.
– Ah !
– Il s’agit d’une moisson qui exige ordinairement beaucoup de bras, et on m’a dit que
vous seul…
– Entendu ! interrompit Gargantua.
– Alors je vous prierai de venir. C’est à Bois-les-Pargny.
– Hum ! y’en a-t-il long ?
– Environ soixante jalois.
– Soixante jalois ! et que pensez-vous me payer pour cette besogne ?
– Je donnerai deux livres du jalois, fauché, lié.
– Deux livres ! c’est maigre. Tenez, ajoutez-y cinq pintes de cidre à chaque repas, et
c’est marché conclu.
– A chaque repas, repris Monte-en-bas tout pensif. Mais dites-moi, est-ce que vous en
ferez beaucoup ?
– Deux ; un déjeuner et un dîner
Le fermier eut vite calculé qu’il en serait quitte pour dix pintes. C’était peu de chose, en somme. Mais comment son faucheur s’y prendrait pour faire pareille besogne en un jour ? Il fallait qu’il eût le diable au corps ou qu’il fût le diable lui-même. Monte-en-bas en tombait de son haut. Il voulut savoir.
– Tenez, tout mon secret est là, dit Gargantua.
Et il lui montra une énorme borne de grès dont la hauteur dépassait douze pieds, polie en certains endroits et au bas de laquelle était dressée une paire de sabots munie de ressorts.
Point n’est besoin de dire que cette borne servait de pierre à aiguiser, propre aux besoins de Gargantua. Il l’appelait son « verziau ». Quant aux sabots on verra de quelle utilité ils étaient.
– C’est bien, fit Monte-en-bas. Alors je compte sur vous.
– C’est convenu. Tenez le huis ouvert demain à six heures du matin ; j’y serai.
De fait, à l’heure indiquée, Gargantua arrivait à Bois-les-Pargny.
Il avait l’air bien drôle, ce grand diable d’homme, avec sa faulx sur l’épaule et sa borne attachée au dos. Mais ce qui attirait surtout la curiosité, c’étaient ses sabots à ressorts, ces sabots au moyen desquels il faisait des enjambées mesurant chacune plus de cent pieds. Tous auraient voulu le voir, bien qu’il inspirât quelque terreur aux gens simples et aux enfants. Mais il passait rapide comme le vent.
– Bonjour ! cria-t-il à Monte-en-bas en l’apercevant. Me voilà ! Où sont tes champs
Montre-les moi vite. Je suis suis pressé. On m’attend à Chatillon-les(Sons pour vider la mare.
– Tout ce que vous voyez là devant vous, de la pointe de vos sabots aux vignes qui
commencent à mi-côte, tout cela est à moi, dit Monte-en-bas.
– Allons-y ! fit Gargantua
Et, s’étant débarrassé de son fardeau, il passa et repassa le taillant de sa faulx sur son verziau, puis il se mit à la besogne.
Doux Jésus !onques de leur vie les bonnes gens de Bois-les-pargny ne virent tomber autant d’épis sur leur terroir en si peu de temps. La faulx rasait tout, comme si elle passait dans du beurre. Elle aurait coupé des pierres. Les andains se multipliaient et, chose stupéfiante, les javelles se liaient d’elles mêmes.
– Ah ! si j’avais su, dit Monte-en-bas qui regardait les bras croisés et n’en revenait pas,
je ne lui aurais donné qu’une livre le jalois. Il aurait encore gagné une belle journée.
Gargantua lançait son dernier coup de faulx. Il poussa un han terrible et significatif que rendit l’écho d’un bois voisin, puis se tournant vers Monte-en-bas, il lui dit :
– Voilà ! ta moisson est faite, fermier de malheur, maintenant acquitte-toi !
– De grand cœur, fit Monte-en-bas, seulement je n’ai pas d’argent sur moi. Vous voudrez bien vous donner la peine de venir à la maison ; du reste le dîner vous y
attend.
– Sans doute.
Et voilà nos deux hommes en route. Par égard pour le fermier qui n’aurait pu le suivre, Gargantua avait laissé ses sabots et sa faulx et son verziau, là-bas, au fond du dernier andain, où il les prendrait tout à l’heure en retournant.
En moins de quelques minutes, on fut à la maison.
Or, pendant qu’on était à table, Monte-en-bas attira Philogone ns la chambre éloignée et lui suggéra l’idée de s’approprier les sabots et le verziau de Gargantua.
– De cette façon, ajouta-t-il, nous ferons nous-mêmes notre moisson l’an prochain ; nous y gagnerons des deux côtés à la fois.
Philogone approuva ; elle se chargea même du larcin, la coquine. Elle donna congé à son homme et fit appeler Toinette, l’aînée de ses filles.
– Ecoute, Toinette, lui dit-elle de façon persuasive, tu es une bonne fille, et tu l’as prouvé maintes et maintes fois. Aujourd’hui, je vais encore te mettre à l’épreuve. Tu vas aller au Champ de Bataille où Gargantua a fini moisson. Il y a laissé ses sabots ; tu les prendras et tu les cacheras.
Toinette était finaude ; elle comprit ce que sa mère voulait d’elle.
– Je les enterrerai, dit-elle
– C’est ça ! il y a aussi son verziau mais c’est trop lourd. Tu prendras seulement les
bretelles de fer qui y sont attachées.
– Entendu ! fit Toinette, je les mettrai avec les sabots.
– Parfait ! après ça, tu sais, s’il enlève son verziau, gargantua, c’est qu’il est plus malin
que le diable
Pendant ce complot, Gargantua s’emplissait la panse, assis en face de Monte-en-bas qui en faisait autant. Le dîner était copieux, comme on peut le croire, et il fut lestement enlevé, gargantua ayant hâte de partir. Au dernier coup de fouchette, il se leva. Monte-en-bas lui compta ses cent vingt livres.
– Par où passe-t-on pour aller à Chatillon-les-Sons ? demanda-t-il.
– Ne vous mettez pas en peine, homme du bon dieu, dit Philogone, notre cadette va vous
Accompagner un brin, et elle vous montrera le chemin sur la hauteur.
– Hé ! Tenterise ! appela-t-elle.
Tenterise parut , l’air revêche, froissée de s’entendre appeler ainsi, quand son vrai nom était Hortense.
– Tu vas aller avec ce monsieur ! par-delà le Champ de Bataille, et tu lui montrera la
sente qui mène au grand chemin de Chatillon.
– Oui, maman.
Hélas ! Philogone venait de signer l’arrêt de mort de sa fille Hortense, non que Gargantua attentât à sa vie, mais vous allez voir comme.
D’abord, Gargantua se fâcha en ne voyant plus ses sabots où il les avait laissés, mais ce fut bien pire quand il constata que les bretelles de son verziau avaient disparu de même. Il jura que les gens de Bois-les-Pargny lui revaudraient cela tôt ou tard, mais à aucun prix, dut-il lui coûter une épaule, il ne leur abandonnerait son verziau.
– Petite, dit-il à Hortense, aide-moi à mettre ce machin-là sur mon épaule.
Hortense se cabra sur ses petits membres et aïe donc ! le verziau, il y était. On aurait dit qu’il s’était placé de lui-même.
On imagine difficilement le tableau qu’offrait une pareille masse sur l’épaule d’un homme, si robuste fût-il.
Cependant, Gargantua n’avait pas fait trois pas que…patatras ! le verziau lui glisse de l’épaule et s’abat sur le sol, tout droit. En même temps un grand cri, quelque chose d’inhumain, s’échappait de sa base.
Gargantua recula, épouvanté. Le verziau lui appraissait tout piqueté de sang et une tête était là, qui roulait ses yeux, ouvrait démesurément la bouche. C’était hideux.
– Petite ! petite ! appela-t-il, l’air inquiet. Mais réponds donc ! Ah ! sacrée gamine !
Mais Hortense ne répondait pas.
Alors Gargantua comprit le malheur qui venait d’arriver à la fillette, et deux fois il se frappa poitrine :
– C’est ma faute, c’est ma faute !
Cependant, le cri poussé avait retenti comme le glas dans Bois-les-Pargny, et les femmes effrayées, Toinette en tête, arrivaient de tous les côtés pour gagner le Champ de Bataille, ce que voyant, Gargantua jugea prudent de déguerpir, car après tout, pensa-t-il, sa peau valait bien un verziau.
Lors les femmes devinant qu’il s’était passé quelque chose d’anormal, lui montrèrent le poing en l’insultant. Quelques instants après, elles apprenaient la fin tragique d’Hortense. Ce fut alors bien pis. Elles crurent à un crime abominable et, du fond de leur poitrine, s’échappèrent des cris terrifiants.
Mais c’était Toinette, la pauvre Toinette ! Elle faisait peine à voir. Aucune bonne parole ne pouvait la consoler.
Revenue de la terreur et de l’affolement où l’avait mise la mort de sa sœur, elle jura que toute petite qu’elle fût, elle dépouillerai Gargantua.
Elle courut aux sabots qu’elle lui avait dérobés. Elle pensait ainsi rattraper le misérable. Mais à peine les eut-elle aux pieds qu’elle sentit une douleur cuisante lui envahir les chairs. Il lui fut impossible de garder.
(…)
Il y a de cela des siècles, paraît-il, et le verziau de gargantua est toujours là, debout, fiché en terre. On dirait un vieux tronc d’arbre. L’histoire rapporte qu’autrefois on y allait en pèlerinage. Les moissonneurs, à leur tour, voulurent y aiguiser leur faulx, mais les esprits infernaux qui habitaient l’endroit, les en empêchèrent.
De nos jours les enfants y affûtent leurs couteaux, défiant d’un air moqueur l’ombre de Gargantua.
Alfred MIGRENNE, Il était une fois dans la Thiérache
Ouvrage en vente :
Editions : L’ARBRE – 42, rue de la Chaussée, 02460 La Ferté-Milon. (12 €)
Transcription par Marianne Laplaud