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LA RESTAURATION DE LA BASILIQUE DE SAINT-QUENTINHistoire locale / Articles

Thème : Guerres, PatrimoineCatégorie : Églises, Première guerre mondiale 1914-1918Commune(s) : SAINT-QUENTINAuteur : A.Goissaud


Le titre original est : la restauration de la cathédrale

La basilique avant-guerre

Le sort tragique de la cathédrale de Reims a ému et indigné le monde entier : celui de la collégiale de Saint-Quentin, plus lamentable encore, mérite d’être mieux connu, car il s’en fallût de peu que cette merveille d’art gothique ne fût entièrement détruite au moyen de quatre-vingt treize fourneaux de mine que les Allemands avaient pratiqué dans ses piliers et ses murs.

Moins ornée de sculptures que la cathédrale de Reims, la basilique de Saint-Quentin faisait néanmoins par sa grandeur imposante et la hardiesse de ses lignes, l’admiration des artistes et des touristes. Par ses dimensions, elle était capable de soutenir avantageusement la comparaison avec les principales autres cathédrales françaises, comme l’indique le tableau suivant :

Longueur Hors oeuvreHauteur sous voûte
Saint-Quentin133 m36m
Amiens133m42m95
Paris126m33m80
Rouen125m27m
Reims138m38m33
Soissons122m33m30
Strasbourg115m31m

L’édifice s’élève à l’endroit même où saint Quentin subit son martyre, en 287, et où une dame romaine, sainte Eusébie, lui donna la sépulture après avoir retrouvé son corps immergé dans la Somme pendant cinquante cinq ans. Ce ne fut d’abord qu’un modeste oratoire, qu’il fallut bientôt agrandir en raison de l’affluence des pélerins. Les évêques de la cité du Vermandois l’élurent comme siège et comme cathédrale. De nouveaux embellissements lui furent apportés par saint Eloi, qui venait de découvrir le tombeau de saint Quentin. Détruite par les invasions, l’église fut reconstruite entièrement par Fulrad, chef du clergé de Saint-Quentin, grâce aux libéralités de Charlemagne, et consacrée par le pape Etienne IV ; le 2 août 816, les Normands l’incendièrent. Elle fut relevée de ses ruines vers 942. Enfin, au début du douxième siècle, alors que se bâtissaient les cathédrales de Laon et de Noyon, les chanoines de Saint-Quentin résolurent de se donner une basilique plus vaste et plus belle encore, qui est la collégiale actuelle. Sa nef ne fut toutefois achevée qu’en 1470 et reliée alors à la tour Saint-Michel, datant du douxième siècle, qui sert de clocher Trois grands incendies devaient l’éprouver : en 1545, en 1557, pendant le siège fameux, et en 1669. Pendant la Révolution, les Jacobins la mutilèrent et la transformèrent en temple de la raison, puis en magasin à fourrage et en écurie. En 1871, lors de la bataille du 19 janvier, elle reçut dix-huit obus, qui causèrent quelques dégats. Mais la grande guerre allait lui réserver d’autres injures.

La basilique pendant la guerre

C’est le 28 août 1914 que les Allemands entrèrent dans Saint-Quentin : ils devaient l’occuper jusqu’au 1er octobre 1918. L’archiprêtre de la collégiale était le chanoine Démaret, alors âgé de soixante-sept ans, dont l’héroïque conduite mérite toutes les admirations. Ni les vexations, ni les menaces, ni la déportation même ne purent venir à bout de son patriotisme et c’est grâce à lui seul que trois des plus précieuses richesses du chapître, l’Authentique ou Martyre de saint Quentin, l’Evangéliaire de Charlemagne et le Martyrologue de la collégiale, manuscrits d’une valeur inestimable, échappèrent aux envahisseurs, qui mirent pourtant tout en œuvre pour découvrir leur cachette. Jusqu’au 1er juillet 1916, la basilique fut épargnée par la guerre. Mais, à cette date, un avion français ou anglais, survolant la gare, fit sauter un wagon d’explosifs, ce qui provoqua une catastrophe effrayante : des maisons furent éventrées et incendiées, des bateaux coulés ou détruits sur le canal, des Allemands tués ou blessés par centaines. La ville entière avait été ébranlée et sept des grnades fenêtres de la nef ou du chœur de la cathédrale furent brisées. Après le 15 mars 1917, les 42 000 habitants furent dépotés et les Allemands firent ce qu’ils voulurent. Le 15 août 1917, un incendie détruisit les combles de l’église. Les Allemands l’attribuèrent aux artilleurs français, mais comme ils y avaient eux-mêmes installé des observateurs, des mitrailleuses contre avions et des téléphonistes – et peut-être un dépôt d’essence – rien n’est moins prouvé que cette assertion.

Enfin, le 1er octobre 918, les troupes françaises du 36e corps d’armée, commandées par le général Nollet, délivraient la malheureuse cité. Les vaillants soldats du 401e régiment d’infanterie, sous les ordres du colonel Bornèque, en tête de la 13e division, bousculèrent l’ennemi et l’obligèrent à une retraite précipitée. En pénétrant dans la cathédrale, ils furent indignés d’y découvrir, à tous les piliers et dans tous les murs, d’énormes cavités destinées à recevoir des explosifs pour faire sauter l’édifice, comme ils firent au donjon de Coucy. Un capitaine allemand du génie de la 34e division avait été laissé en arrière afin d’accomplir l’infernale besogne, mais il fut arrêté à temps. Les constatations furent faites sur place par le général Nollet et, quelques jours plus tard, par M. Clémenceau qui était venu visiter Saint-Quentin. Dans son numéro du 19 octobre 1918, L‘Illustration a d’ailleurs publié des vues de la cathédrale, dans l’état où elle se trouvait au lendemain de la retraite allemande. On distinguait nettement, sur une de nos gravures, les trous de mines creusés dans les piliers.

Les dégâts causés à la basilique de Saint-Quentin ne sont pas comparables même à ceux de la cathédrale de Reims, pourtant si lamentable. Ici, l’horreur dépasse l’imagination : les voûtes du vaisseau central étaient complètement effondrées, les arcs-boutants partiellement détruits ; il y avait de nombreuses brèches dans les murs et les contreforts, certaines maçonneries menaçant ruine pouvaient entraîner la chute d’importantes parties et l’état de la tour-clocher était particulièrement inquiétant.

Débuts de la reconstruction

La tâche de restauration échut à M. Emile Brunet, architecte en chef du service des Monuments historiques, que l’on pourrait appeler « l’homme des cathédrales » tant il est familiarisé avec l’art et la science des maîtres d’œuvre d’autrefois. Soutenu dans son effort par M. Paul Léon, le distingué directeur des beaux-arts, et par M. Charles Genuys, le savant inspecteur général des Monuments historiques, M. Emile Brunet se mit résolument au travail. Au début, des prisonniers allemands furent employés au déblaiement des 3.000 mètres cubes environ de pierre de taille et de gravois provenant de l’effondrement, mais le manque de surveillance leur permit de mutiler encore des bas-reliefs et des motifs d’ornementation. Les consolidations de maçonnerie les plus urgentes furent effectuées par quelques ouvriers spécialisés, et l’on mit soigneusement de côté, par catégorie, les moellons, les assises ouvragées ou non, et les motifs sculptés que l’on ramassait.

Afin de préserver les ruines des intempéries d’autant que la pierre avec laquelle fut édifiée la collégiale est gélive, des combles provisoires furent disposés sur la partie supérieure des murs à l’aide d’une charpente légère recouverte, sur 5.000 mètres superficiels, de plaques de fibro-ciment et de rubéroïd.
Aussitôt qu’il fut possible, les réparations définitives furent entreprises. Une imposanteforêt de charpentes fut établie, les collatéraux de la nef restaurés, ainsi que la tour-clocher, aujourd’hui surmontée d’une belle croix en fer forgée d’un joli dessin, composée par M. Emile Brunet et exécutée par le maître ferronier R. Subes.

La consolidation du clocher était l’œuvre la plus délicate, car les sinistres antérieurs et notamment l’incendie de 1669 avaient fortement endommagé sa solidité. On procéda à des injections de ciment liquide, sous pression de 11 kil. 500 environ, dans les quatre murs de la tour, dont l’épaisseur varie entre 1 m. 40 et 2 mètres. Les joints des parements avaient été préalablement bouchés au plâtre afin d’éviter le coulis du ciment liquide. Comme les chaînages en fer établis sous Louis XIV et reliant déjà la tour à la nef avaient été rompus par les bombardements, on établit, dans la hauteur de la tour, une ossature en béton armé composée de trois enrayures reliées intérieurement à des poteaux de fond. Le tout forme une armature monolithe de grande résistance consolidant les quatre murs et les soudant pour ainsi dire aux maçonneries de la nef. Il ne restait plus alors qu’à remplacer les assises de pierre sans consistance ou brisées par les oscillations. Un sérieux remmaillage fut effectué tant à l’intérieur qu’à l’extérieur.

En mai 1922, quatre nouvelles cloches offertes par les fidèles de la paroisse ou par des donateurs généreux furent placées au clocher pour remplacer en partie les anciennes, au nombre de douze, que les Allemands avaient fondues. Des 1920, le collatéral Sud de l’édifice avait été rendu à l’exercice du culte.
Pour la toiture du clocher, M. Emile Brunet imagina une charpente monolithe en ciment armé et, sur la toiture provisoire et très plate recouvrant la nef, il poursuit actuellement la construction du grand comble dont les dimensions sont de 12m.50 de portée moyenne dans œuvre et environ 15 mètres de hauteur au-dessus de l’extrados de la voûte. Comme pour le comble du clocher, un charpente monolithe en ciment armé a été conçue par le distingué architecte ; cette grande charpente constitue en elle-même un travail remarquable.
Combien de temps durera encore l’œuvre de restauration ? Peut-être encore vingt cinq ans. Cela dépendra des possibilités financières : aussi faut-il souhaiter que parmi les nombreux touristes qui viennent en pélerinage à la cathédrale, il se trouve quelque multimillionnaire qui répète pur Saint-Quentin, le geste de Rockfeller pour Reims. On a, en tout cas, décidé de laisser apparents, durant cinq ans encore, les quatre-vingt treize fourneaux de mine établis par les Allemands, et que seule la rapidité de notre avance les a empêchés d’utiliser comme ils en avaient le criminel dessein. Ces trous, dont quelques uns mesurent 1 m. 10 en profondeur, 0 m. 80 en largeur et 0 m. 70 en hauteur, sont en effet la preuve indéniable de la préméditation et du barbare esprit de destruction inutile dont nos régions envahies ont si douloureusement pâti.

Antony Goissaud – l’Illustration – 84- N°4330 – 28 janvier 1928

Photos : Collection M.Trannois