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La croix des veneursHistoire locale / Articles

Thème : Contes, légendes et chansonsCommune(s) : LE NOUVION-EN-THIÉRACHEAuteur : Alfred MIGRENNE


Conte du Nouvion en Thiérache D’Alfred MIGRENNE

La croix des veneurs – A.Demolder

Du jour où la Croix des Veneurs fut debout, il n’y eut pas un seul instant où le père Centeuil n’y porta sa pensée, priant en mémoire de son fils Jehan qui reposait là, à côté d’un compagnon.
Or, un jour qu’il y était allé (c’était au début de l’automne) un cavalier habillé luxueusement lui apparut dans la brume et s’enquit de l’origine de cette croix.
« -Monseigneur n’est pas du pays, sans doute ? « demanda le père Centeuil.
« -Tu l’as dit, je suis étranger, et je ne sais rien du pays. Parle !
‘-Jehan, mon fils, et son compagnon Michel étaient veneurs du gouverneur du Nouvion, à la solde de François de Lorraine, duc de Guise. Ils avaient vingt-cinq ans et connaissaient leur métier pour avoir lui « Les déduits de la chasse » où il est dit que : « c’est l’art par excellence puisque la vénerie sert à fuir tous les pêchers mortels ; donc qui fuit les pêchers mortels est sauvé ».
   Mais Michel aspirait aux hautes fonctions de louvetier et se flattait de les obtenir un jour, faisant preuve d’un faux dévouement envers le maître, n’hésitant pas à recourir à toutes les bassesse.
   Il vantait outre mesure ses mérites personnels et disqualifiait mon Jehan, sans cesse et toujours. A l’entendre, il n’était aucun veneur pour chasser le sanglier comme lui. Et le gouverneur l ‘écoutait, et le gouverneur le croyait.
   Aussi, Monseigneur, une antipathie marquée séparait ces deux hommes. Ils ne pouvaient plus se voir. Michel, surtout, éprouvait pour Jehan une haine invétérée ; il lui faisait g à tout bout de champ.
   Or, un jour de grande chasse, un sanglier échappa à la meute par la faute de Michel. Michel mit cette faute sur le compte de Jehan. Jehan se défendit avec force, mais le gouverneur, juge en l’affaire, décida qu’il se battrait en duel avec Michel. Il voulait jouir du spectacle de deux hommes s’entretuant. Quelle barbarie ! C’est dans cette clairière que s’accomplit le drame, en présence de chasseurs accompagnés de dames. Il dura un quart d’heure. Trois fois Michel fut piqué ; son infériorité était notoire, et on aurait pu faire cesser le combat.
   La dernière reprise lui fut fatale ; il fut atteint en pleine poitrine.
   En le voyant tomber, Jehan poussa un grand cri. Il avait horreur du sang versé ainsi et le remords l’étreignait. D’un prompt mouvement, il se porta un coup d’épée au cœur. Mon Jehan, mon pauvre Jehan n’était plus ! Il y a de cela quelques années, je ne compte pas… depuis je vis péniblement, car Jehan était le soutien de ma vieillesse… Mon logis est une hutte… Je besogne par-ci, par-là… Tous les vendredis dans la matinée, je vais faire un petit fagot de bois mort. C’est le seul secours que le gouverneur m’accorde.
-Le gouverneur n’est-il pas plus humain ? interrogea le cavalier.
-La bonté, la justice, ah ! Monseigneur, cela est trop loin de lui. »
Le cavalier eut un ricanement sinistre et moqueur, tourna bride et repartit ventre à terre dans la direction du Nouvion.
   Le père Centeuil entra dans le bois, fit un fagot qu’un verdier palpa, pesa, et le vieillard s’en retourna chez lui, à petits pas, courbé par l’âge et la misère.
   Un valet l’y avait devancé, l’air rogue, insolent.
« – Centeuil, le gouverneur m’envoie vous chercher, dit-il.
Le pauvre diable laissa tomber son fagot et murmura :
« – Je vous suis. »
Que lui voulait le gouverneur ?
« – Tu as vu un cavalier ce matin. Que lui as-tu dit à mon sujet ? dit celui-ci.
– Monseigneur, je ne sais plus… La mémoire à mon âge… »
Le père Centeuil disait vrai ; la mémoire lui faisait défaut. Mais le gouverneur ne l’entendait pas ainsi.
« – Tu mens ! lui dit-il d’une voix méchante. Je vais te faire enfermer et quand tu seras décidé à parler tu le feras savoir. »
Deux cavaliers parurent, s’emparèrent du malheureux et le conduisirent dans un cachot souterrain où ils le garrottèrent ; après quoi ils sortirent sans avoir dit un mot. La nuit et le silence régnaient dans le cachot. Le prisonnier y était comme dans un tombeau ; sa pensée n’allait pas au-delà. Les bornes resserrées de l’espace étreignaient son cœur et le froid lui figeait les chairs. Il respirait à peine. C’était la fin à bref délai .Au lieu de la mort, ce fut un fantôme qui vint.
« – Père, est-ce vous ? demanda le fantôme. »
Le vieillard reconnut la voix de son fils.
« – Oui, fit-il en levant la tête. »
Le fantôme disparut. Mais il revint quelques instants après. Le gouverneur était avec lui. Il tremblait sur ses jambes, pris par la peur.
« – Tu vois cet homme, dit le fantôme au gouverneur. Si dans deux minutes il n’est pas libre, je t’emmène avec moi dans la tombe. »
Le gouverneur tressaillit.
« – Allons ! Allons ! ordonna le fantôme. Faut-il te dire que je ne te ferai pas la grâce d’une seconde. »
Le gouverneur s’exécuta lentement, ne quittant pas des yeux le fantôme qui le regardait fixement, les mains levées, comme pour le pousser devant lui.
« – Ah ! tu ne triomphes plus, hein, dit le fantôme. L’heure des faibles a enfin sonné. Et comme l’or que tu possèdes te devient inutile puisque tu dois pourrir ici, vide tes poches. »
Le gouverneur céda. Un bruit métallique emplit le cachot.
« -Prends, père, dit Jehan d’une voix pleine de douceur. N’aie pas de scrupule, cet or te revient. »
   Un instant après la porte s’ouvrait pour livrer passage au fantôme et au père Centeuil. Elle se fermait ensuite sur le gouverneur que le saisissement avait immobilisé.   Un chemin perdu dans la nuit, mais que deux rangées d’arbres indiquaient, s’ouvrait devant eux.
« – Père, reprit Jehan, rien ne vous rattache plus ici. Voici un chemin engagez-vous y. Il est sûr jusqu’au bout et le bout est loin encore. Quant à moi, mon rôle est fini. Je rentre dans le néant pour le reste des siècles. »
L’aube se levait. Vint l’aurore puis le jour, un jour qui s’annonçait bien.
Le père Centeuil s’était mis en marche. Le chemin qu’il suivait était semé d’arabesques coloriées provenant des rayons du soleil à travers les arbres.
Il n’avait jamais vu un aussi beau spectacle. Sa vieillesse en était éblouie. Au bout, tout au bout, le repos éternel l’attendait.

Alfred MIGRENNE, Il était une fois dans la Thiérache

transcription par Marianne Laplaud